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Révolution diplomatique africaine pour un apaisement global ? Relever les défis géopolitiques contemporains par le prisme de l’Ubuntu
Jean-David Pantet Tshibamba
Publié le 31.05,2024
Le monde traverse actuellement une période de recrudescence des tensions géopolitiques, et il suffit d’ouvrir un journal, de regarder une chaîne d’informations en continu ou de consulter un site web d’actualités pour s’en rendre compte. Multiplication des conflits armés, retour d’une « géopolitique des blocs »[1] et des risques inhérents (guerre mondiale, escalade nucléaire), crise du multilatéralisme et de ses enceintes traditionnelles, tel le Conseil de Sécurité des Nations unies qui peine toujours plus à convaincre, en particulier parmi les pays du Sud-global qui appellent de plus en plus à des réformes en profondeur[2].
La diplomatie internationale est, décidément, mise à rude épreuve, et son mode de fonctionnement pratique semble se trouver dans une nouvelle ère de transition historique. Le système multilatéral libéral contemporain, qui s’articule, d’une part, autour des Nations Unies en tant qu’arène diplomatique, et d’autre part, sur les institutions de Bretton Woods comme bras économique, accuse le poids des années. Mis au point au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, ces mécanismes semblent être, après huit décennies de bons et loyaux services, à bout de souffle et de moins en moins aptes à répondre aux crises contemporaines. En parallèle de cette déliquescence progressive, les logiques diplomatiques davantage stato-centrées font leur retour sur la scène internationale. Ces comportements politiques, parfois assimilés à la Realpolitik allemande de la fin du XIXe siècle[3], se caractérisent notamment par une réaffirmation de la logique d’intérêt national, souvent au dépens des principes de gouvernance multilatérale.
En outre, certains observateurs voient se dessiner, comme à l’époque du rideau de fer, une nouvelle redéfinition du globe sur une ligne de partage binaire[4]. Cette dernière distinguerait progressivement deux blocs : d’une part les tenants, généralement occidentaux, du système libéral. De l’autre côté, un certain nombre de puissances dites émergentes, qui s’accordent sur la nécessité de renverser le statu quo en challengeant les modèles de gouvernance globale actuels, avançant régulièrement l’idéal d’un monde multipolaire comme clé d’agencement des relations internationales contemporaines[5]. Ainsi, depuis une dizaine d’années, les références, souvent médiatiques, à une « nouvelle Guerre froide » sont de plus en plus récurrentes[6]. S’il convient évidemment de nuancer ce type d’observation et de préciser que les analyses binaires de la situation internationale omettent souvent de considérer que les puissances émergentes ne forment, pour l’instant, aucunement un bloc homogène et aligné, il reste néanmoins indiscutable que la situation mondiale se tend et que nous assistons actuellement à une dynamique globale d’affrontement.
Dès lors, face à un contexte international de plus en plus tumultueux, les États sont-ils astreints à un choix binaire ? Chaque nation doit-elle inévitablement s’aligner sur un modèle occidental apparemment déclinant ou, au contraire, rejoindre le camp des dissidents, souvent, et peut-être par abus, assimilé aux désormais célèbres BRICS ? Historiquement, les périodes de forte agitation internationale furent souvent des terreaux propices à l’émergence de nouvelles idées et paradigmes diplomatiques. Nous pouvons dès lors légitimement nous interroger sur les développements qui pourraient naître du contexte de turbulence actuel. Est-il réaliste d’imaginer, par exemple, l’éventuelle émergence prochaine d’une voie alternative, offrant aux États une option, un nouveau modèle d’agencement des relations internationales et de positionnement géopolitique pour dépasser, voire même apaiser le clivage précédemment mentionné ? D’ailleurs, un tel modèle pourrait-il émerger d’Afrique, et plus spécifiquement, s’enraciner dans une tradition philosophique largement répandue à travers le continent, souvent évoquée sous le nom générique d’Ubuntu ?
Ubuntu, un paradigme philosophique pan-africain ?
Dans un premier temps, il est essentiel de clarifier la signification du mot Ubuntu. Que recouvre précisément ce terme encore relativement peu connu du grand public ? L’Ubuntu est avant tout un concept, ou plus précisément une tradition philosophique, que l’on retrouve parmi diverses cultures africaines, notamment chez les peuples bantous, présents dans une grande partie de l’Afrique centrale et australe.
Le mot Ubuntu est issu des langues zouloue et xhosa, largement parlées en Afrique du Sud. Son origine remonterait à un dicton zoulou : « Umuntu ngumuntu ngabantu », signifiant littéralement « une personne est une personne grâce aux autres personnes »[7]. Ainsi, l’Ubuntu est une vision du monde préconisant l’accomplissement et l’épanouissement de l’individu à travers son appartenance au groupe et les relations entretenues avec ce dernier[8]. Bien qu’il soit difficile de trouver une traduction exacte du mot en français, Ubuntu se rapproche de la notion d’humanité. Le terme a principalement été popularisé par l’archevêque et prix Nobel de la paix Desmond Tutu, qui s’appuya sur ce concept pour promouvoir une idéologie de réconciliation dans une Afrique du Sud post-Apartheid qui peinait encore à panser les plaies de plusieurs décennies de ségrégation[9]. La notion de paix sociale est donc centrale dans cette philosophie, qui contraste ainsi grandement avec d’autres approches et perceptions de l’idéal humain, telles que, par exemple, l’individualisme libéral. Cette priorité donnée à la paix sociale permet notamment d’expliquer, en partie, la stratégie de réconciliation nationale et de pardon mise en place en Afrique du Sud, à la fin de l’Apartheid. En effet, en 1995, les autorités post-Apartheid instaurent la Truth and Reconciliation Commission (TRC). Cet organe, d’ailleurs placé sous la direction de l’archevêque Desmond Tutu lui-même, avait vocation à faire l’inventaire des exactions commises durant les années d’Apartheid et à rétablir la vérité sur ces dernières, tout en évitant, toutefois, de se placer dans une optique de condamnation. En effet, la TRC proposait l’amnistie aux auteurs présumés en échange d’aveux complets. Ce système fut pensé pour éviter une nouvelle polarisation raciale de la société sud-africaine et y restaurer cohésion et paix sociale[10]. Ainsi, la TRC, dont le modèle fut ensuite répliqué dans d’autres contextes et d’autres pays, fut en quelque sorte une matérialisation concrète de la philosophie traditionnelle Ubuntu en un instrument institutionnel juridique contemporain[11].
En outre, si le terme Ubuntu est, en lui-même, originaire d’Afrique du Sud, il fait toutefois référence à une pratique présente sous diverses formes et appellations, à minima, dans toute l’aire culturelle bantoue, et même possiblement dans la totalité de l’Afrique. En République démocratique du Congo par exemple, les habitants lingalaphones utilisent le terme Bomoto[12], tandis qu’en Angola, certaines populations font état du Gimuntu[13]. Ces termes divers, trop nombreux pour être listés de manière exhaustive, sont présents dans un grand nombre de langues et de pays africains, évoquant tous une philosophie collectiviste et solidaire de l’humanité ainsi que des attributs symboliques analogues à ceux de l’Ubuntu. Mais en dehors de l’aire bantoue également, de nombreux préceptes philosophiques traditionnels rappelant largement les principes de l’Ubuntu existent. Parmi ceux-ci, nous pouvons notamment citer la Teranga sénégalaise, l’Ebi des peuples Yoruba d’Afrique de l’Ouest[14], ou même le Xeer des clans somaliens de la corne de l’Afrique[15]. Il est donc possible de noter une certaine continuité du principe d’accomplissement de l’individu par le collectif et de préservation de la paix sociale à travers une grande partie de l’Afrique, suggérant ainsi un paradigme philosophique potentiellement pan-africain. Pour des raisons de concision, nous emploierons toutefois le terme générique Ubuntu dans cet article, tout en y incorporant l’ensemble des traditions communautaires africaines, et pas uniquement leur déclinaison sud-africaine.
L’Afrique peut-elle révolutionner le monde avec l’Ubuntu ?
À présent que la notion d’Ubuntu nous est familière, il convient de revisiter le questionnement posé en introduction : comment atténuer les tensions internationales et introduire du renouveau dans un contexte mondial contemporain fragmenté, et de quelle manière l’Afrique, via l’Ubuntu, pourrait, à terme, contribuer à cet objectif en redéfinissant les contours du paysage géopolitique mondial ? Une telle proposition est ambitieuse, il est donc nécessaire d’ouvrir une réflexion profonde quant au cheminement et aux moyens appropriés qui pourraient favoriser sa concrétisation. L’Ubuntu, avec sa perspective du monde et sa conception solidaire des relations sociales, dispose-t-il véritablement du potentiel pour engendrer, de manière réaliste, une nouvelle doctrine diplomatique transposable sur la scène internationale ? En d’autres termes : l’Afrique peut-elle révolutionner le monde avec l’Ubuntu ? Et, si oui, comment ?
Il existe, effectivement, un écart considérable entre une tradition philosophique privilégiant la solidarité et le maintien de la paix sociale à l’échelle locale (et, dans certains cas, comme l’illustre l’exemple sud-africain, à l’échelle nationale) et un système complet de régulation des relations internationales. Ainsi, dans cette perspective, il devient pertinent de considérer un certain nombre de questions. Quels défis contemporains l’Ubuntu permettra-t-il de surmonter ? Quelles innovations techniques absentes des modèles actuels ce nouveau cadre apportera-t-il dans l’arène diplomatique ? Quels outils et quelles structures institutionnelles seront nécessaires pour faciliter le déploiement de l’Ubuntu sur la scène internationale ? Enfin, une fois le modèle établi, comment ses adeptes se débrouilleront-ils pour en faire la promotion et assurer son adoption par une masse critique d’États ? Cette liste d’interrogations majeures n’est certainement pas exhaustive, et cet article n’a pas non plus la prétention d’y fournir des réponses définitives. Ce processus, s’il devait aboutir, a vocation à s’élaborer sur le long terme et exigera des réflexions minutieuses et concertées de la part des diplomates, des décideurs politiques et des intellectuels africains. Cependant, il reste possible d’avancer, ici, quelques pistes et idées susceptibles de stimuler ce débat.
Trancher avec la doctrine de l’alignement : le grand défi diplomatique africain du 21e siècle
Comme précédemment mentionné, l’échiquier international semble, à nouveau, se trouver dans un processus de division croissante en blocs rivaux. La dichotomie géopolitique ainsi créée, si elle peut, bien évidemment être largement nuancée, tend dès lors à peser sur un certain nombre d’États et à pousser ces derniers à s’aligner sur un camp ou un autre. Ceci est particulièrement le cas en Afrique, où de nombreux pays sont, aujourd’hui, tiraillés entre leur sphère d’influence traditionnelle, souvent occidentale, et de nouveaux acteurs concurrents, issus du monde émergent. Le plus souvent, ces acteurs émergents sont chinois ou russes, mais aussi, de plus en plus, émiriens, turcs[16], ou même iraniens[17] pour ne citer que quelques exemples. Cette dynamique peut, dans certains cas, donner lieu à des situations particulièrement explosives. Ceci est, par exemple, actuellement observable dans la région du Sahel, où les sphères d’influence française et russe se livrent une compétition acharnée. Cette rivalité tend, même si elle n’en est pas la cause intrinsèque, à exacerber les tensions régionales et à aggraver la crise profonde que traverse, depuis plusieurs années, la Communauté économique des États d’Afrique de l’Ouest (CEDEAO)[18]. Ainsi, nous pouvons constater que les choix géopolitiques clivants auxquels sont confrontés nombre d’États africains ne coïncident souvent pas avec la maximisation de leurs propres intérêts.
En effet, l’Afrique semble à nouveau se muer progressivement en espace de confrontation entre nations et blocs politiques extérieurs. Cette situation fut en réalité une constante dans l’histoire récente du continent, puisqu’elle prévalait déjà durant la guerre froide, et auparavant, à l’époque de la colonisation, lorsque les divers impérialismes européens s’affrontaient sur le sol africain. Cet état de fait tend, dès lors, à placer l’Afrique dans une position délicate qui accroît fortement la conflictualité régionale et les risques de dérapage en affrontement armé, compromettant ainsi les perspectives de développement à l’échelle continentale.
Dès lors, la perspective d’un modèle alternatif, qui trancherait avec la doctrine de l’alignement constant sur des acteurs externes, pourrait s’avérer rafraîchissante et particulièrement bénéfique pour de nombreux pays africains. Elle leur permettrait de mieux définir leurs propres trajectoires politiques, économiques et idéologiques, de favoriser une forme d’unité régionale et d’acquérir une influence significative sur la scène internationale, sans avoir à s’aligner exclusivement sur des positions pro-occidentales, pro-chinoises ou encore pro-russes. De plus, l’Afrique, en parvenant à s’imposer dans les dynamiques internationales en tant que bloc politique neutre, pourrait s’appuyer sur ce nouveau statut pour proposer, au reste du monde, une plateforme diplomatique favorisant le dialogue inter-belligérants. Historiquement, certaines nations traditionnellement neutres telles que la Suisse ont fréquemment assumé ce rôle de médiateur. Toutefois, le récent conflit en Ukraine et les défis associés à l’identification d’États réellement neutres, et donc aptes à héberger des négociations de paix (la Russie ne reconnaissant, par exemple, pas la Suisse comme un médiateur crédible dans ce contexte spécifique[19]) révèlent une carence globale d’espaces diplomatiques impartiaux. Ainsi, une Afrique neutre et politiquement alignée sur elle-même pourrait proposer des initiatives et autres sommets internationaux pour la paix, organisés dans des villes telles qu’Abidjan, Johannesburg ou encore Nairobi. Cette opportunité représenterait, dès lors, une solution viable pour surmonter les impasses diplomatiques mondiales actuelles et à venir, et placerait définitivement l’Afrique, en tant que bloc, sur la carte des grands acteurs internationaux.
Bâtir une vision du monde partagée et raviver la flamme du non-alignement
Toutefois, un tel bloc géopolitique devra, s’il souhaite être cohérent, inévitablement s’articuler autour d’une vision du monde partagée. La cohésion de l’Occident, par exemple, repose sur le consensus de ses États, qui adhèrent à une vision commune alignée sur les principes de l’ordre libéral et de ses mérites. L’émergence des BRICS en tant qu’acteur politique s’explique, à contrario, par la conviction partagée par un certain nombre de nations en la nécessité de faire émerger un monde multipolaire, structuré autour de relations interétatiques bilatérales. Dès lors, si les nations africaines développent l’ambition de s’ériger en bloc distinct, évitant ainsi la perspective d’un alignement fataliste sur l’Occident ou sur certains BRICS, elles devront inévitablement se doter, elles aussi, d’une vision du monde commune et d’un paradigme diplomatique partagé qui agencera leur cohésion. C’est précisément dans ce contexte que l’Ubuntu pourrait faire office de candidat idéal, pour cimenter l’émergence d’une Afrique autonome, unie et actrice incontournable de la géopolitique mondiale.
Par ailleurs, il est intéressant d’approfondir davantage le parallèle, bien que parfois exagéré, établi par un certain nombre de médias et journalistes entre l’époque contemporaine et celle de la Guerre froide. Par exemple, il est utile de rappeler que durant la Guerre froide, le monde était bien loin d’être strictement divisé en deux blocs monochromes, tel que cela est parfois caricaturé. Premièrement, un certain nombre d’États adoptaient des attitudes ambiguës au sein de leur camp respectif, comme la France du Général de Gaulle vis-à-vis de l’OTAN ou la Roumanie de Ceaușescu envers le bloc soviétique. En outre, des fissures plus significatives se sont également dessinées au sein des blocs idéologiques, la rupture sino-soviétique étant l’exemple le plus parlant de ce phénomène. Enfin, parallèlement à ces nombreuses lignes de fracture internes, le Mouvement des non-alignés, dont l’origine remonte aux conférences de Bandung en 1955 et de Belgrade en 1961 s’est progressivement structuré. Ce mouvement, malgré une cohésion fragile et une influence moindre comparativement aux grands ensembles communiste et capitaliste, incarnait la volonté partagée par de nombreux États d’ériger une troisième force politique sur un modèle alternatif et neutre, permettant, ainsi, de créer une voie d’émancipation face aux injonctions à l’alignement.
Plusieurs pays africains jouèrent, à l’époque, un rôle significatif dans le Mouvement des non-alignés. Parmi ces derniers, l’Égypte de Gamal Abdel Nasser ou encore la Zambie de Kenneth Kaunda ont largement contribué à l’élaboration d’un discours alternatif à la polarisation bipartite de la Guerre froide. Aujourd’hui, il est possible de constater des dynamiques intra-bloc qui rappellent, par leur complexité et leur ambivalence, celles observées au siècle dernier durant la Guerre froide. À cet égard, l’organisation des BRICS constitue, par la grande diversité de ses membres, l’exemple le plus éloquent de cette complexité. Il semble donc probable, à l’instar de ce qui fût observé durant la Guerre froide, qu’un besoin symbolique pour une voie géopolitique mondiale alternative finisse par émerger. Ce besoin pourrait, dans les années à venir, s’exprimer à travers un nombre croissant de voix à l’échelle internationale. Dans ce contexte, l’Afrique aurait tout intérêt à assumer un leadership, renouant ainsi avec le flair politique des grands leaders historiques africains du non-alignement, et faisant de l’Ubuntu son fer de lance dans la poursuite de cet objectif.
Les innovations techniques de l’Ubuntu : façonner les instruments de la conciliation et de la cohésion sociale
Un nouveau modèle diplomatique basé sur l’Ubuntu se devrait également, pour apparaître comme attractif, d’introduire des innovations techniques significatives qui permettraient de remédier efficacement aux lacunes des modèles antérieurs. Comme déjà constaté, l’une des caractéristiques distinctives de l’Ubuntu est sa forte orientation vers la préservation de la paix sociale, qui se transpose notamment dans sa conception particulière de la justice. Dans le contexte contemporain, cet aspect précis s’avère particulièrement intéressant à explorer. En effet, l’Ubuntu contraste, comme évoqué précédemment, avec le caractère punitif et clivant généralement adopté par les approches occidentales de la justice. À une époque où des solutions favorisant la conciliation deviennent de plus en plus nécessaires pour faire face aux tensions croissantes et aux dynamiques mondiales de polarisation politique, c’est précisément sur cet aspect que l’Ubuntu pourrait proposer des innovations intéressantes et devrait donc orienter prioritairement son développement.
TRC, un instrument de conciliation post-conflit efficace et exportable ?
L’une des conséquences directes découlant du regain de tension géopolitique actuel est une fréquence croissante des conflits armés. Les conflits opposant deux États, parfois qualifiées de guerres symétriques, refont surface, entraînant hélas leur cortège de destructions et d’exactions. Cette tendance pourrait malheureusement perdurer au cours des années, et même décennies à venir[20]. La conception de stratégies visant à apaiser les tensions et à prévenir les conflits doit, dès lors, demeurer une priorité pour les États et les divers acteurs diplomatiques. Dans cette optique, la proposition de conférer à l’Afrique un statut de Hub diplomatique, où les conflits futurs pourront être évités et les accords de paix actuels négociés, a certes déjà été formulée. Toutefois, il est également crucial, plus que jamais, d’anticiper les phases post-conflit. Cet aspect des relations internationales est souvent négligé, malgré les risques considérables qu’il implique. En effet, une paix mal gérée peut, comme l’illustrent de nombreux exemples historiques, renfermer les germes de futurs conflits. C’est précisément sur ce point qu’une approche Ubuntu pourrait être pertinente, comme le démontre avec brio l’exemple de la TRC Sud-africaine. Ce modèle a effectivement prouvé son efficacité comme norme pratique de reconstruction post-conflit, en mettant l’accent sur la recherche de la vérité plutôt que sur une quête de justice punitive, généralement privilégiée dans les approches occidentales[21]. D’autres pays sortant également d’épisodes conflictuels se sont aussi inspirés du modèle sud-africain pour mettre en place leur propre TRC. Nous pouvons, à ce titre, citer la Sierra Leone en 1999 ou encore le Liberia en 2005, démontrant ainsi le caractère exportable de cet instrument.
Toutefois, nous n’avons jusqu’à présent mentionné que des processus de réconciliation aux dimensions strictement internes. En effet, bien qu’il soit indéniable que de nombreux acteurs externes aient été impliqués et aient eu une part de responsabilité dans les événements survenus en Afrique du Sud sous le régime de l’Apartheid, ainsi que durant les conflits en Sierra Leone et au Liberia, les processus de TRC mis en place dans ces contextes ont, toutefois, essentiellement impliqué des acteurs nationaux. Dès lors, dans un contexte international impliquant un conflit ouvert entre deux États et la complexité qui en découle, peut-on imaginer que le modèle de la TRC puisse être efficace ? Les exemples sont certes moins nombreux, mais ont tout de même le mérite d’exister. Ainsi, dans la foulée de l’accord de paix d’Alger, signé en 2000 entre l’Éthiopie et l’Érythrée après deux années d’un conflit territorial ayant causé au moins 100’000 morts et un million de déplacés[22], un organe, l’Eritrea-Ethiopia Claims Commission (EECC)fut mis en place sur un modèle rappelant celui de la TRC. Cette commission avait notamment pour mandat de « prendre des décisions arbitrales ayant force obligatoire dans les litiges portant sur des demandes d’indemnisation pour pertes de biens, dommages ou préjudices corporels »[23]. Bien que la comparaison avec les TRC présente certaines limites, notamment l’absence du concept d’amnistie dans la commission Éthio-Érythréenne, cet exemple démontre néanmoins qu’il est envisageable, sous réserve de certains ajustements, de concevoir l’application du principe des TRC à des conflits de nature internationale.
Quelles arènes institutionnelles pour l’Ubuntu ?
Un système international dérivé de l’Ubuntu requerra un certain nombre d’arènes institutionnelles adéquates pour assurer son fonctionnement et se déployer. Le système libéral, par exemple, opère à travers un ensemble de règles du droit international et se déploie, comme mentionné précédemment, principalement au sein de l’Organisation des Nations Unies et des institutions de Bretton Woods. En parallèle, les BRICS, reconnaissant que leur consolidation nécessite un passage progressif vers des structures plus formelles, organisent non seulement un sommet annuel, qui sert, de facto, de plateforme politique, mais ont aussi, au fil des années, développé des outils économiques tels que la Nouvelle Banque de Développement (NBD) et l’Arrangement de Réserve de Contingence (CRA), conçus comme des alternatives à la Banque Mondiale et au Fonds Monétaire International.
Pour gagner en crédibilité, un modèle africain ne pourra donc ultimement se limiter à une existence informelle. À terme, l’établissement de structures institutionnelles et le développement d’outils spécifiques seront une étape essentielle pour assurer la crédibilité et la pérennité du modèle. La mise en place par les pays africains d’institutions fondées sur la philosophie de l’Ubuntu pourrait dès lors suivre au moins trois chemins distincts.
Partir de zéro : la méthode créationniste
Premièrement, il est possible de créer de nouvelles institutions, à l’image des TRC précédemment évoquées. Cette approche offrirait l’opportunité de construire sur des bases neuves, fidèlement alignées avec l’esprit de l’Ubuntu. Ces entités, en raison de leur nouveauté, bénéficieraient d’une grande flexibilité, leur permettant ainsi de s’ajuster aisément à un environnement régional et mondial fluctuant. Cependant, ce modèle présente l’inconvénient de nécessiter un investissement considérable en temps et en ressources. De plus, pour attirer un large éventail d’États, ces nouvelles institutions devront établir un capital de crédibilité et de légitimité à travers le continent africain, un défi de taille. En outre, la création de nouvelles entités et leur superposition aux structures existantes pourraient rendre le paysage institutionnel africain encore plus complexe et difficile à appréhender qu’il ne l’est déjà. En conséquence, l’introduction de ces nouvelles institutions comporte le risque de plonger la scène diplomatique africaine dans une situation semblable à celle observée au début des années 1960. À cette époque, suite aux indépendances et suivant la multiplicité des opinions sur les trajectoires politiques que devaient prendre les nations africaines affranchies du colonialisme, de nombreuses organisations et groupements de pays, plus ou moins formels et souvent en concurrence, émergèrent et engendrèrent une compétition institutionnelle intense, jusqu’à ce qu’un compromis soit trouvé avec la création de l’Organisation de l’Unité Africaine (OUA) en 1963, précurseur de l’Union Africaine actuelle[24].
Le modèle incrémental : faire du neuf avec du vieux
La deuxième option envisageable consiste à surmonter les défis précédemment cités en s’appuyant sur les institutions pan-africaines déjà existantes, comme l’Union Africaine ou les Communautés économiques régionales (CER). Cette approche aspirerait à transformer ces entités, depuis l’intérieur, en adoptant une stratégie incrémentale visant à y intégrer graduellement une vision et des manières de fonctionner plus conformes aux principes de l’Ubuntu. Toutefois, bien que cette option puisse, à première vue, paraître plus facile à réaliser que la création de nouvelles institutions, il est crucial de prendre en considération la lenteur et les défis que peuvent entraîner les tentatives de réforme de grandes institutions, qui plus est lorsque ces dernières sont établies de longue date. En effet, les institutions multilatérales de grande envergure manifestent fréquemment une tendance à s’accrocher excessivement à leurs modes de fonctionnement, ne consentant qu’exceptionnellement et de manière minimale à s’écarter des normes qu’elles ont elles-mêmes établies au fil de leur existence[25]. Cette culture du statu quo, fréquemment désignée dans les cercles académiques sous le terme de « dépendance au sentier »[26], entrave considérablement la probabilité de mettre en œuvre avec succès des réformes significatives. Ceci explique, en partie, l’inertie institutionnelle couramment observée dans ces organisations. De plus, cette inertie est exacerbée au sein de l’Union Africaine et des CER par diverses problématiques inhérentes à ces institutions. Parmi celles-ci figurent l’absence d’un leadership clair et d’une volonté politique affirmée pour mettre en œuvre des réformes, ainsi qu’une dépendance excessive aux financements externes, ce qui complexifie l’ensemble des processus[27].
La voie hybride : l’ambition du meilleur, le risque du pire
Enfin, la dernière voie possible consiste à envisager une solution institutionnelle hybride, combinant les éléments des deux options précédentes. Il serait ainsi possible de concevoir de nouveaux outils institutionnels politiques, économiques ou encore juridiques, tout en les intégrant directement au sein de l’Union Africaine. Théoriquement, cette approche pourrait capitaliser sur les avantages inhérents à la création d’une base neuve, tout en minimisant les résistances, en contournant les problèmes de légitimité et en évitant la complexification et la superposition à outrance d’institutions distinctes. Cependant, il convient de noter que si la conception et l’intégration de ces nouvelles structures au sein de l’Union Africaine et des CER ne sont pas minutieusement élaborées, cette voie pourrait tout aussi bien conduire à un décuplement des difficultés associées à chaque option précédente, résultant ainsi en un probable fiasco institutionnel. Effectivement, combiner différentes approches en espérant additionner les meilleurs atouts de chacune porte toujours le risque de ne retenir, finalement, que leurs inconvénients.
Enfin, il convient de préciser que les options évoquées jusqu’à présent se limitent à évoquer l’implantation institutionnelle de l’Ubuntu en Afrique, sans explorer ses éventuelles possibilités de déploiement dans le reste du monde. Dans une perspective d’analyse parallèle, il pourrait s’avérer également intéressant d’examiner, par exemple, comment la philosophie de l’Ubuntu pourrait être intégrée de manière effective aux structures institutionnelles des Nations Unies. Le débat clivant en cours concernant le fonctionnement du Conseil de Sécurité des Nations Unies pourrait être, à ce regard, une porte d’entrée intéressante pour introduire cette réflexion. Toutefois, une analyse approfondie de cette question justifierait probablement la rédaction d’un article dédié.
Dans tous les cas, indépendamment de la forme que pourrait prendre une institutionnalisation de l’Ubuntu, il semble clair que les crises de fonctionnement et de légitimité actuellement observées au sein de diverses institutions multilatérales africaines, telle que la CEDEAO, pourtant auparavant souvent citée comme l’exemple modèle d’une CER fonctionnelle, indiquent un besoin urgent de changement en profondeur dans l’architecture multilatérale africaine. Certains théoriciens de la dépendance au sentier, comme la politologue américaine Kathleen Thelen[28], avancent que les transformations majeures et les ruptures paradigmatiques sont plus susceptibles de se produire en période de crise. Ainsi, les turbulences actuelles pourraient constituer le catalyseur nécessaire à l’implémentation de réformes tant attendues. Ces dernières pourraient établir une nouvelle approche dans la manière de percevoir les relations et d’agir au sein des arènes multilatérales africaines, une approche que l’on peut imaginer être davantage alignée sur les principes de l’Ubuntu.
Vendre l’Ubuntu : entre charisme et pragmatisme
Enfin, un nouveau modèle basé sur l’Ubuntu nécessitera bien davantage qu’une simple efficacité théorique pour réellement s’imposer. Il sera, en effet, indispensable de développer des stratégies promotionnelles qui s’articuleront autour d’un certain nombre d’arguments et utiliseront divers canaux pour parvenir à leur objectif : propager l’Ubuntu auprès d’un large auditoire, contribuant ainsi à populariser le modèle et à susciter l’adhésion. En d’autres termes, vendre le modèle. Ces stratégies devront faire en sorte de parer l’Ubuntu d’une aura suffisamment attractive sur le plan pragmatique pour séduire de nouveaux partisans. En effet, l’attrait pour une vision philosophico-politique et les modèles pratiques qui en découlent s’accroît lorsque ces derniers laissent présager, au-delà de l’aspect idéologique, des bénéfices tangibles et concrets. Par exemple, durant la Guerre froide, l’alignement de nombreux États sur les modèles de gouvernance capitaliste ou socialiste fut autant dicté par des considérations pragmatiques et géopolitiques que par une adhésion rigoureuse aux principes idéologiques portés par ces paradigmes. Ces bénéfices peuvent se manifester sous diverses formes : avantages matériels, alliances commerciales ou même géostratégiques potentielles, gains électoraux pour des leaders politiques qui adoptent une doctrine populaire auprès de certaines strates de leur population, etc. Ainsi, les promoteurs de l’Ubuntu devront s’interroger sur les manières de populariser leur modèle et sur les arguments tangibles qu’ils pourront mettre sur la table pour convaincre.
Une « diplomatie du dollar » à l’africaine ?
Dans cette perspective, il apparaît que l’une des stratégies les plus élémentaires pour susciter l’intérêt envers une doctrine spécifique est d’y associer des avantages matériels conditionnés à l’adhésion. Ainsi, les doctrines libérales se sont souvent exportées en Afrique en se glissant habilement dans les bagages des divers paquets d’aides financières et matérielles proposés aux États africains par les pays occidentaux. Cette stratégie est souvent qualifiée de « diplomatie du dollar », les États-Unis étant la puissance y ayant eu le plus recours[29]. Serait-il dès lors possible d’envisager, dans une perspective de promotion de l’Ubuntu à l’échelle africaine, une approche similaire ? En fait, ceci impliquerait qu’au moins un État africain suffisamment prospère pour fournir une aide conséquente à ses voisins fasse de la promotion de l’Ubuntu et de concepts diplomatiques apparentés l’une des priorités de son agenda politique. À ce titre, l’Afrique du Sud pourrait, dans le contexte actuel, être le pays disposant du plus fort potentiel pour endosser un tel rôle dans un futur relativement proche, et ceci pour trois raisons. Premièrement, l’Ubuntu constitue, à ce jour, un concept déjà bien ancré dans l’imaginaire social et politique national sud-africain. Deuxièmement, le pays détient, comparativement à beaucoup d’autres États africains, des moyens matériels et financiers conséquents, autorisant un éventuel soutien à des États plus modestes. Enfin, l’Afrique du Sud nourrit, en fait, déjà l’ambition de promouvoir, à l’échelle continentale, une transformation profonde des structures sociales, de la gouvernance et des relations internationales, en s’appuyant sur le concept de Renaissance Africaine. La Renaissance Africaine, principe originellement formulé par l’éminent intellectuel panafricain Cheikh Anta Diop dans les années 1940, implique notamment le dépassement du traumatisme colonial par la réconciliation des Africains avec leurs racines culturelles, la réhabilitation et la valorisation des langues africaines, l’émancipation économique et l’unité continentale[30]. Après une relative période d’éclipse après les années 1960, le concept fut finalement remis au premier plan dans les années 1990 par l’ancien président sud-africain, Thabo Mbeki. Celui-ci a fréquemment mis en exergue l’importance de la Renaissance Africaine en tant que pilier pour la cohésion continentale et comme stratégie pour positionner l’Afrique en tant qu’acteur prééminent sur l’échiquier géopolitique mondial[31].
Les OI : des tribunes efficaces et abordables ?
Un autre canal régulièrement utilisé par des États ou des organisations pour propager des idées consiste à utiliser les Organisation Internationales (OI) comme tribunes. En effet, tout au long de leur existence, les OI ont souvent servi de caisse de résonance à divers pays, leaders politiques et ONG souhaitant promouvoir des messages spécifiques et leurs perspectives sur le monde.
Nous pouvons, par exemple, évoquer l’emblématique tribune de l’Assemblée générale des Nations Unies, où de nombreux discours historiques furent prononcés par divers dirigeants. Il est donc tout à fait envisageable d’imaginer des chefs d’État et autres hauts décideurs politiques utiliser les diverses tribunes multilatérales pour mettre en lumière l’Ubuntu et ainsi donner de la visibilité et de la crédibilité à un hypothétique modèle émergent.
L’avantage de cette technique réside principalement dans sa nature relativement abordable. En effet, il n’est pas nécessaire de disposer de ressources considérables pour délivrer un message impactant à la tribune des Nations Unies ou de l’Union Africaine, la seule condition étant de disposer de rédacteurs talentueux et d’orateurs charismatiques. Cette relative facilité d’accès a notamment permis, par le passé, à des États, notamment africains et aux moyens modestes, de bénéficier d’une tribune mondiale à bas prix pour véhiculer leurs idées. Le discours emblématique du révolutionnaire burkinabé Thomas Sankara aux Nations Unies en 1984 en est l’un des exemples historiques les plus marquants.
Les futurs champions de l’Ubuntu
En somme, il existe une multitude d’options et de canaux pour promouvoir de nouvelles idées sur la scène internationale. Cette analyse n’a pas pour but d’en dresser une liste exhaustive, ni de les comparer directement, mais plutôt d’amener un contraste entre deux approches diamétralement différentes : la diplomatie du dollar, nécessitant des ressources considérables, et les tribunes des OI, qui incarnent une approche frugale visant à maximiser l’efficacité à moindre coût. Le contraste ainsi tracé met dès lors en relief l’étendue des possibilités se situant entre ces deux mondes. Les stratégies du soft power et de l’influence sont multiples, et les plus efficaces seront vraisemblablement celles qui parviendront à intégrer ingénieusement les diverses méthodes et techniques disponibles.
Les pays qui parviendront à développer de telles stratégies auront le potentiel pour se positionner comme de futurs champions de l’Ubuntu. Sur le papier en tout cas, l’Afrique du Sud semble cocher les cases essentielles pour potentiellement décrocher ce titre, tant au niveau continental que dans le reste du monde. Cependant, il convient de rappeler que l’Afrique du Sud est confrontée, depuis plusieurs années, à d’importantes difficultés économiques. De plus, le pays est également traversé par des tendances au repli identitaire, une dynamique qui contraste notablement avec l’optimisme et l’esprit d’ouverture qui prévalaient durant les années suivant la fin de l’Apartheid[32]. Ainsi, compte tenu des difficultés évoquées, l’engagement imminent de l’État sud-africain dans une initiative de promotion internationale de l’Ubuntu demeure une éventualité très incertaine. Au-delà de l’Afrique du Sud, quelques autres pays africains sont également dotés d’un potentiel intéressant pour faire office de laboratoire de développement et de plateforme de projection de l’Ubuntu. Nous pouvons ainsi citer le Nigeria, qui, dans une telle perspective, pourrait convaincre à l’échelle continentale en s’appuyant sur le prestige et les moyens matériels que lui procure son statut de première puissance économique africaine. Le Kenya, qui se distingue par sa stabilité et un secteur technologique en expansion, est également un prétendant sérieux, qui, avec de la volonté politique, aurait les moyens de séduire et de déployer de l’influence au-delà de ses frontières.
Néanmoins, à l’exception, peut-être, de l’Afrique du Sud, il apparaît actuellement que peu d’États africains manifestent une réelle volonté politique explicite en faveur de la promotion, de l’institutionnalisation et du déploiement de structures fondées sur la philosophie de l’Ubuntu. Ce constat persiste malgré certaines sollicitations, des milieux scientifiques notamment, tel qu’en témoigne un article publié en 2021 par des universitaires nigérians attestant du potentiel de l’Ubuntu pour renforcer l’unité du Nigeria, un pays historiquement marqué par des dynamiques centrifuges[33]. Dès lors, en attendant le parrainage incertain des « grands » du continent africain, les promoteurs de l’Ubuntu devront peut-être, du moins dans l’immédiat, se concentrer sur les approches les plus modestes, celles davantage axées sur la symbolique. Ces dernières devront miser au maximum sur l’attrait potentiel et la charge symbolique que représente l’opportunité, pour les États africains, de se positionner, comme évoqué précédemment, dans un nouveau paradigme géopolitique, ravivant au passage le modèle du non-alignement.
Conclusion : afro-optimisme et Renaissance africaine
Nous arrivons à présent à la conclusion de cette analyse. En quelques mots, oui, l’Ubuntu possède un véritable potentiel pour révolutionner les relations internationales. Ce potentiel s’incarne dans l’opportunité de créer, autour de l’Ubuntu, un nouveau modèle qui permettra aux nations africaines d’harmoniser leurs positions diplomatiques, de briser la spirale de l’alignement permanent, et d’offrir au reste du monde de nouveaux espaces diplomatiques neutres. Cette révolution permettra de faciliter l’instauration d’une atmosphère d’apaisement, non seulement en Afrique, mais également sur l’ensemble de l’échiquier géopolitique mondial, qui en ressent un besoin criant. Ces objectifs sont, cependant, extrêmement ambitieux et leur mise en œuvre ne sera ni facile ni rapide. Tout d’abord, les esprits devront s’approprier le concept d’Ubuntu afin de développer un modèle pratique qui s’en inspirera et intégrera des outils institutionnels polyvalents et efficaces. Toutefois, le défi majeur pourrait ne pas résider dans la conception du modèle, mais plutôt dans sa diffusion. En effet, pour que l’Ubuntu s’impose sur la scène internationale, un facteur malheureusement souvent absent des dynamiques internes de nombreux États africains sera essentiel : une volonté politique substantielle et sincère en faveur d’un changement profond et durable. En effet, toute innovation, aussi bien conçue et prometteuse soit-elle, demeure stérile tant qu’elle n’est pas adoptée par une masse critique d’utilisateurs. Ce n’est, en effet, pas l’invention qui fait la révolution, mais bien sa diffusion à grande échelle.
Cette exploration intellectuelle des domaines du possible et de l’hypothétique nous incite toutefois à approfondir davantage l’abstraction. Prenons le risque d’élargir notre perspective pour l’inscrire dans un angle plus généraliste. Compte tenu de tout ce qui a été avancé quant au potentiel innovateur du continent africain, se pourrait-il que ce dernier s’affirme comme l’un des futurs foyers d’où émergeront les prochaines grandes visions et innovations du XXIe siècle ? Cette question suscitera probablement l’amusement chez certains lecteurs sceptiques. Cependant, rappelons que de nombreuses marques d’incrédulité ont probablement également affublé les propos du politicien et écrivain français Alain Peyrefitte en 1973[34], lorsqu’il prédisait, il y a cinquante ans, l’essor de la Chine et son émergence comme future puissance hégémonique, à une époque où son PIB par habitant était inférieur de moitié à celui du Ghana[35]. Ainsi, l’histoire montre que les trajectoires des sociétés humaines sont souvent difficiles à prévoir, aboutissant régulièrement à des scénarios qui auraient été qualifiés comme extravagants s’ils avaient été évoqués quelques décennies avant leur concrétisation.
En ce qui concerne l’Afrique, les scénarios et projections optimistes semblent, à mesure que le discours sur le continent évolue, être perçus comme de moins en moins insolites. En effet, les deux dernières décennies ont vu s’imposer progressivement, au sein des cercles initiés, notamment économiques, une nouvelle perception du continent. Cette dernière contraste largement avec le ton alarmiste des années 1990, une période marquée par un afro-pessimisme alimenté par une mauvaise conjoncture économique, une instabilité politique chronique et des conflits armés en prolifération. Depuis la fin des années 1990 toutefois, et particulièrement à partir des années 2000, ce discours a amorcé un virage graduel et l’afro-pessimisme a, peu à peu, cédé le terrain à une vision plus positive quant à l’avenir du continent[36]. Ce nouvel entrain est principalement porté par des taux de croissance économique impressionnants dans des pays comme le Botswana, le Kenya ou encore l’Ethiopie, pour ne nommer que ces derniers. Il est donc tout à fait possible d’imaginer, sans être délirant, une Afrique de demain pourvoyeuse de solutions à l’échelle mondiale. Ceci est d’autant plus plausible dans la période actuelle de contraction économique globale, de dérèglement climatique et de raréfaction des ressources. De nombreux chercheurs, y compris des économistes de renom tels que Joseph Stiglitz, reconnaissent unanimement que le prochain grand défi du genre humain résidera dans sa capacité à faire preuve de résilience[37]. En somme, les sociétés de demain devront trouver des solutions pour faire mieux avec moins. Or, s’il existe bien un continent qui, au cours de son histoire récente, fut contraint de développer une expertise certaine de la résilience, c’est indéniablement l’Afrique.
L’Ubuntu a donc un boulevard devant lui pour révolutionner le monde, comme d’autres pensées l’ont fait avant lui. Au XVIIe siècle, un certain nombre de penseurs européens commencèrent à formuler un ensemble d’idées innovantes qui, graduellement, constitueront les fondations de ce qui sera ultérieurement désigné sous le terme de « libéralisme ». Au fil des décennies, puis des siècles, ces concepts captiveront les intellects et se diffuseront progressivement à travers les diverses ramifications des sociétés européennes, couvrant des domaines aussi variés que l’économie, la justice ou la gouvernance, pour culminer dans la constitution du modèle de société occidental contemporain intégralement « libéralisé ». Suivant un cheminement similaire, l’Ubuntu pourrait devenir la matrice paradigmatique de référence à travers laquelle les intellectuels africains d’aujourd’hui et de demain produiront de nouvelles manières de gouverner un pays, d’échanger des marchandises, d’articuler une économie ou encore de régler des contentieux juridiques. Dans cette perspective, l’Ubuntu deviendrait le prisme conceptuel à travers lequel la Renaissance africaine, maintes fois annoncée et sollicitée, finirait par advenir.
Références
[1] Peyronnet, 2022
[2] BBC News, 2024
[3] Les Echos, 2015
[4] Le Nouvel Economiste, 2022
[5] Allard, 2023
[6] The Guardian, 2014
[7] Koulayan, 2008
[8] Sagadou, 2023
[9] Battle, 2008
[10] Leman-Langlois, 2005
[11] Ojedokun, Ajayi, 2015
[12] Fagunwa, 2019
[13] Kamwangamalu, 1999
[14] Fagunwa, 2019
[15] Menkhaus, 2008
[16] La Croix, 2024
[17] Therme, 2022
[18] Anadolu Ajansı, 2024
[19] le Temps, 2024
[20] Boulanger, Rosière, 2023
[21] Thakur, 2015
[22] Barry, Gilkes, 2005
[23] Accords d’Alger, 2000
[24] Zerbo, 2003
[25] Borzyskowski, Vabulas, 2023
[26] Pierson, 2000
[27] Chekol, 2020
[28] Thelen, 2004
[29] Delcorde, 2021
[30] Diop, 1960
[31] Maloka, 2001
[32] BBC News, 2023
[33] Eke, Onwuatuegwu, 2021
[34] Peyrefitte, 1973
[35] Données de la Banque Mondiale
[36] Radio-Canada, 2023
[37] Le Point, 2020
Une réponse à “Révolution diplomatique africaine pour un apaisement global ? Relever les défis géopolitiques contemporains par le prisme de l’Ubuntu”
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Bravo pour cette publication car le savoir se partage afin d’atteindre un plus grand nombre…

Co-fondateur d’UPYA
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